lundi 7 mars 2016

Nikolaus Harnoncourt (1929-2016)



Les hommages pleuvent depuis l'annonce du décès, ce samedi, de Nikolaus Harnoncourt. Ils ne seront jamais trop : c'est, avec la mort de l'homme, la disparition de l'un des plus grands musiciens de son temps, l'un des plus grands chefs d'orchestre également. Avec, à quelques semaines d'écart,  Pierre Boulez et Nikolaus Harnoncourt, le monde musical perd les fers de lance des deux avant-gardes principales (toutes deux aussi essentielles qu'inconciliables) d'une époque débutée au lendemain de la seconde Guerre mondiale et dont le crépuscule se précise de plus en plus.

« Pionnier », le mot revient souvent et sonne comme un paradoxe pour un artiste issu de l'aristocratie germanique, formé au violoncelle dans la très académique Vienne musicale, et dont la carrière débuta au sein des Wiener Symphoniker à partir de 1952, alors que Herbert von Karajan en était le chef le plus régulier. Mais l'adjectif n'est pas usurpé : sous l'influence de quelques redécouvreurs comme son maître Josef Mertin (qui forma aussi René Clemencic), ou comme bien sûr Alfred Deller, et grâce à un réseau d'amitiés et de collaborations étroites à travers l'Europe (en premier lieu avec Gustav Leonhardt), il fonda avec son épouse et jusqu'au bout partenaire artistique Alice le Concentus Musicus de Vienne, ensemble d'un nouveau genre et d'une logique presque incongrue : jouer sur des instruments anciens, qui n'étaient pas sortis depuis longtemps des vitrines de musées, en redécouvrir les sonorités tout en explorant grâce à ces inestimables documents vivants les partitions des maîtres des débuts de la musique.

Et tout au long de sa vie Harnoncourt aura ainsi abordé chaque partition, aussi bien les plus rares que les plus célèbres, avec un esprit de redécouverte, de recréation, avec la logique d'une musique vivante, celle d'un artisan autant que d'un artiste, et la volonté de proposer un discours parfois fragile ou discutable mais d'une cohérence, d'une richesse et d'une humanité sans comparaison. Harnoncourt avait cela qui le différenciait de ses aînés comme de la plupart de ceux qui se proclament ses héritiers : avoir renoncé, justement, à tout académisme sans s'imposer un nouveau conformisme, s'être conçu comme un chercheur en musique, un historien du discours musical, par ses questionnements et ses mécanismes, à l'historien des discours qu'était son contemporain Michel Foucault. Voilà comment Nikolaus Harnoncourt continuait à innover, proposant il y a quelques mois une nouvelle lecture des symphonies 4 & 5 de Beethoven assez différente de celle enregistrée il y a vingt ans, et prévoyant d'en rejouer l'intégralité l'été prochain, avant de revisiter Porgy and Bess de Gershwin à la Scala de Milan en novembre. Hélas, ce triste événement était redouté depuis que l'homme avait en toute simplicité annoncé son retrait de la scène et l'annulation de ces projets tant attendus, en décembre dernier, alors qu'il sentait ses forces l'abandonner.

1953-1974

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Au disque, l'aperçu ne peut être que sélectif, mais sans doute faut-il aussi commencer par le commencement : les premiers enregistrements à la viole de gambe avec Alfred Deller, dans les années 1950 (bien mal réédités dans une Deller Edition anarchique et quasiment épuisée, mais dont certains volumes restent disponibles comme vol. 2 dédié à Purcell ou encore le vol. 4 mêlant Haendel, Bach et musique de la renaissance anglaise), et les premiers récitals instrumentaux des années 1960, organisés selon la géographie de l'Europe baroque : Musique à la cour de Léopold Ier de Habsbourg ; Musique à la cour de Louis XIV ; Musique baroque à Salzbourg (Biber & Muffat) ; ainsi que les Pièces de clavecin en concert de Rameau avec Leonhardt, l'album La musique instrumentale en 1600. En 1963 sont également enregistrées les Fantaisies pour 3 à 7 violes de gambe de Purcell.

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Surtout les disques les plus accessibles de cette période sont ceux édités sous la nouvelle étiquette « Das Alte Werk » : Musique de la cour de Mannheim (1963), les Concertos Brandebourgeois de Bach (2 CD), premier best-seller sur instruments anciens (1964), la première Passion selon saint Jean, encore hybride dans sa conception et dont les chœurs sont dirigés par Hans Gillesberger, Der Tag des Gerichts de Telemann, un récital Marin Marais chez Harmonia Mundi, mal enregistré mais toujours touchant. Suivent aussi les Vêpres de la vierge de Monteverdi dès 1967, la Messe en si de Bach en 1968, et toujours de la musique instrumentale : beaucoup de disques pour effectif plus ou moins réduit (notamment avec le flûtiste Frans Brüggen), ou pour un orchestre plus fourni, notamment les Concertos pour violon de Bach avec Alice Harnoncourt comme soliste, et les 4 suites orchestrales.

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Le couronnement de ces années de redécouverte et d'exploration vient avec une série d'enregistrements majeurs : la trilogie Monteverdi : Orfeo, Ulisse, Poppea (9 CD) enregistrée entre 1968 et 1974, le début de l'intégrale des cantates de Bach (60 CD) initiée en 1969 en coopération avec Gustav Leonhardt (qui dirigera environ un tiers de l'ensemble, pour deux tiers à Harnoncourt), et la Saint Matthieu enregistrée en 1974, incontournable, sommet pour la science qui s'y déploie, pour les voix qui s'y illustrent (y compris celles d'enfants, avant que les baroqueux, Harnoncourt en tête, ne délaissent quelque peu ce choix) et pour le drame qui s'y déroule. La dernière réédition est depuis longtemps épuisée...

1974-1995
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Les relectures se poursuivent avec désormais plus de liberté (et, probablement, plus de maîtrise d'instruments désormais apprivoisés, en grande partie grâce à une meilleure compréhension de leur facture) : alors que l'enregistrement des cantates de Bach se poursuit, Harnoncourt enregistre aussi le méconnu Belshazzar de Haendel (3 CD) (1976) puis Jephtha (3 CD) (1979), et l'intégrale de l'opus 8 de Vivaldi (2 CD) (1977), sans se limiter aux fameuses Quatre saisons qui en font partie, mais en proposant de celles-ci une vision déjà fort décapante au regard du standard de l'époque.

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À côté de l'opéra, la musique vocale préoccupe désormais principalement Harnoncourt. Outre les cantates de Bach, il enregistre (enfin ?) le Messie de Haendel (2 CD), puis Theodora (2 CD) et Samson (2 CD) au début des années 1990, ou encore des fragments lyriques de Monteverdi. Son statut acquiert cependant aussi une nouvelle dimension, et le chef féru d'instruments anciens est invité à diriger les orchestres les plus prestigieux, à commencer par l'orchestre du Concertgebouw d'Amsterdam avec lequel il enregistre des symphonies de Mozart (n° 25, 26, 28, 35-41) (4 CD) d'une inventivité et d'un relief qui ne souffrent en rien de la rondeur instrumentale amstellodamoise. Suivent des symphonies de Haydn tout aussi fascinantes (5 CD) (complétées par un cycle avec le Concentus Musicus (5 CD) sur instruments anciens), ainsi que des symphonies de Schubert qu'après de premières tentatives avec les Wiener Symphoniker, il enregistre également en intégralité à Amsterdam (4 CD). Cet élargissement du répertoire soumis à l'exploration du chef est aussi systématique que pour l'époque baroque : les enregistrements mozartiens se poursuivent avec une intégrale de la musique sacrée (13 CD) et de nombreux opéras, aussi bien peu connus (Lucio Silla, La finta giardiniera) que les plus habituels (la trilogie Da Ponte, Le Nozze - Don Giovanni - Cosi avec le Concertgebouw, La Clemenza di Tito à Zürich avec Lucia Popp).

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http://www.amazon.fr/gp/product/B000000SIX/ref=as_li_tl?ie=UTF8&camp=1642&creative=19458&creativeASIN=B000000SIX&linkCode=as2&tag=bpclass-21À la même époque, Harnoncourt s'intéresse à Schumann : en résultent une intégrale des symphonies (dont la 4e dans sa version originale), et surtout un splendide concerto pour piano avec Argerich, enregistré en concert en 1992 (couplé au concerto pour violon avec Kremer) et, en janvier 1995, une splendide et puissante symphonie n° 4 (version révisée) avec les Berliner (couplée avec la Tragique de Schubert). On retient aussi ses deux seuls disques consacrés à Mendelssohn avec Le songe d'une nuit d'été et les symphonies 3 et 4.

1995-2015

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La troisième période de la riche carrière discographique de Nikolaus Harnoncourt est celle d'un chef désormais presque universellement admiré, et chéri en Autriche ou ses concerts au Musikverein ou, l'été, à Graz, auront rythmé le calendrier musical local au moins autant que ceux des Wiener Philharmoniker et du Staatsoper. C'est aussi le temps des relectures puisque Nikolaus Harnoncourt aura souvent remis sur l'ouvrage certaines œuvres, comme les sommets dans lesquels son interprétation restera longtemps canonique : la Saint Jean (2 CD) et la Saint Matthieu (3 CD) de Bach (1995 et 2001), sans voix d'enfants désormais mais avec une beauté vocale et instrumentale et une maîtrise dramatiques remarquables.

http://www.amazon.fr/gp/product/B00GZHRDHA/ref=as_li_tl?ie=UTF8&camp=1642&creative=19458&creativeASIN=B00GZHRDHA&linkCode=as2&tag=bpclass-21Il continue de fréquenter Mozart, avec un nouveau Requiem (2004) splendide d'articulation et de couleurs, et une exploration de ses 37 symphonies « de jeunesse » chez Teldec puis DHM (reprises par Sony en coffret 7 CD), d'une fraîcheur et d'une acidité délicieuses. À cela il faut ajouter, toujours, des opéras comme Il re pastore ou Zaïde, sans compter ceux qu'il revisite régulièrement à la scène. De Haydn, il enregistre la musique sacrée, Armide avec Cecilia Bartoli, puis enregistre les symphonies parisiennes (3 CD), extraordinaires de vie dramatique (2001-2002), La Création et Les Saisons (des versions préférables à celles enregistrées quelques années plus tôt), l'opéra Orlando Paladino. Il réenregistre aussi le Messie de Haendel, l'Oratorio de Noël et trois cantates de l'avent de Bach, et plus récemment les trois dernières symphonies de Mozart et la symphonie Haffner. Beethoven devait repasser à son tour sous son regard, sur instruments anciens cette fois, et le CD paru l'an dernier (symphonies 4 & 5) sera donc le seul fruit de ce projet inabouti.

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Mais c'est surtout l'intégrale des symphonies de Schubert captée à Berlin entre 2003 et 2006 (8 CD + BR) que l'on cherchera ou que l'on offrira, coffret luxueux, onéreux certes, et surtout l'une des dernières entreprises majeures par lesquelles Harnoncourt aura montré sa capacité à revisiter et réviser jusqu'au bout ses propres choix, pour explorer chaque partition, la rendre on ne peut plus claire, et tout à la fois dramatiquement saisissante, sans que jamais la musique n'en cesse de sonner avec le naturel de tout véritable discours.